1944. Les bombes réduisent Le Havre en cendres. Située à l’embouchure de la Seine, la ville portuaire a été érigée en forteresse. C’est donc une cible de choix pour les Alliés. Après les attaques massives des 5 et 6 septembre, il ne reste plus rien d’un centre-ville autrefois densément bâti. Une semaine plus tard, la ville est libérée. La reconstruction de la ville est confiée à l’atelier d’Auguste Perret, alors âgé de 71 ans. Dès le printemps 1944, un groupe d’anciens élèves s’était rassemblé autour de lui afin de préparer de manière systématique les missions qui allaient les attendre après la guerre. L’atelier avait alors déjà défini dans un manifeste interne les principes généraux qui régiraient son travail. Il ne s’agissait pas de réinventer l’architecture et l’urbanisme, mais bien de s’entendre sur un langage architectural commun, à savoir celui développé par les frères Perret et perfectionné dans les années 30, à l’occasion de projets tels que le Musée des travaux Publics, afin de ne pas produire une impression chaotique due à des juxtapositions malheureuses. tous sont alors convaincus que chaque architecte, «parce qu’il parlera avec pureté une langue commune (…) pourra dégager clairement et librement sa véritable personnalité».
«LE PLAN REPREND DES éLéMENtS DE LA VILLE DétRUItE»
Le plan masse sur lequel tous s’accordent au terme d’un concours interne, qui sera encore développé et restera assujetti à une grande maquette de ville, reprend les éléments centraux de la ville détruite: la disposition de l’Hôtel de Ville, de la place de l’Hôtel de Ville et des grands axes qui y mènent, à savoir la rue de Paris, l’avenue foch, qui part vers l’ouest et marque la limite septentrionale de l’ancienne vieille ville, et – après quelque résistance – le boulevard françois Ier, transversal à l’avenue foch, qui délimite, à l’ouest, l’emplacement des anciens bastions. Sur la base de ces axes, deux systèmes de chantiers orthogonaux de 100 mètres de côté chacun ont été développés, avec des îlots carrés pour certains et rectangulaires, regroupant deux ou trois carrés, pour d’autres. tout le tissu urbain repose ainsi sur une grille de modulation de 6,24 mètres, respectée strictement, qui définit aussi la structure du bâti et confère à la ville son visage unique.
Les îlots n’ont pas été bâtis de manière schématique, selon une structure de blocs ou de rangées. L’atelier a opté pour une forme de construction mixte, associant bâtiments de hauteurs différentes et intégrant des immeubles dans des blocs ouverts. Ce faisant, les architectes se sont efforcés de prendre en compte l’idéal moderne d’une ville bien ensoleillée et aérée, tout en respectant l’idée traditionnelle d’espaces urbains hiérarchisés et harmonieux. Les principales artères, véritables «rues corridor», sont tracées à l’équerre: la rue de Paris, rue commerçante bordée de colonnades, s’inspirant de la rue Rivoli à Paris, et l’avenue foch par analogie aux ChampsElysées, avec d’opulents immeubles résidentiels très représentatifs. Les concentrations urbanistiques de buildings désignent les centres névralgiques de la ville: la place de l’Hôtel de Ville, l’extrémité de l’avenue foch donnant sur l’océan (Porte Océane) et le front méridional de la ville, qui s’ouvre sur le port (front de mer sud). Ce faisant, les architectes ont avec habileté évité de trancher la question de savoir si cet aménagement était à interpréter comme une agglomération ou comme une partie du tissu urbain. Si le bâti a un effet prégnant, il n’est en rien figé.
A l’avant de l’ancien bassin portuaire, le «Bassin du Commerce», qui, parfaitement dégagé, offre une magnifique ouverture sur le centre-ville, devait être construit un grand théâtre ou opéra. toutefois, ce point-clé sur le plan urbanistique ne fut bâti qu’en 1978-1998, sous la direction de l’architecte brésilien Oscar Niemeyer – et non d’un disciple de Perret. On peut imaginer que les autorités se soient lassées du diktat de l’architecture perretiste et aient délibérément recherché un contraste. Les corps blancs abstraits sont d’ailleurs plus évocateurs d’un paysage que de maisons – une extravagance qui semble parfaitement proportionnée à l’importance particulière de ce quartier. Si la maison de la culture, le «Volcan», apparaît aujourd’hui comme un fardeau urbanistique, ce n’est pas en raison de son langage architectural, mais bien parce que son niveau principal se situe un étage sous la ville. De ce fait, l’ensemble du complexe est isolé de son environnement. Et ce qui devait être l’un des cœurs de la vie urbaine crée aujourd’hui une sorte de vide.
Ce n’est pas un hasard si les principaux problèmes urbanistiques sont imputables à des architectes de renom – citons, outre l’«Espace Oscar Niemeyer», un complexe résidentiel de georges Candilis et jacques Lami datant des années 60 qui, à l’ouest, coupe la ville de l’océan. L’actuel musée d’art, une magnifique construction d’acier inaugurée en 1961 en guise de centre culturel polyvalent, prouve toutefois qu’une architecture s’écartant des constructions en béton de Perret peut tout à fait avoir sa place dans la ville 2, mais cela exige une grande sensibilité.
Pour méditer sur la ville perretiste du Havre, le mieux consiste à s’asseoir à l’une des terrasses de la petite zone piétonne située au sud de la place de l’Hôtel de Ville. La rue Victor Hugo, par exemple, est dotée de constructions qui ne frappent ni par une impression d’ouverture ni par une impression de fermeture. Elle est à la fois aérée et paisible. Des buildings de douze étages bordent pourtant cette rue, séparés par des immeubles de cinq étages, dont certains sont légèrement en retrait. Si la hauteur des immeubles varie, il est manifeste qu’elle a été coordonnée et suit une composition précise. Un espace public avec étage principal et mezzanine, que vient clore une corniche en balcon, se terminant qui en colonnade ouverte, qui en zone commerçante, qui en passage dans des cours semi-publiques. Cet espace semble moins s’intégrer aux différentes constructions qu’à la rue elle-même, quoi que les deux – construction individuelle et aménagement routier – se fondent l’un à l’autre.
Si l’espace public havrois produit un effet apaisant, l’uniformité de son langage architectural n’y est pas étrangère. Une uniformité et une régularité qui s’expriment dans les squelettes de béton apparents, faits d’étais et de plateaux, ainsi que dans les portes-fenêtres reliant plafonds et planchers, et dans les couleurs – le gris doré chaleureux du béton et le rose tendre des panneaux. L’interaction de proportions soigneusement agencées, du caractère massif des différents volumes à la finesse des détails architectoniques, laisse une impression durable. Le tout ne manque pas de magnificence, tout en étant agréablement… normal! Qui plus est, c’est précisément dans cette normalité et dans sa régularité apaisante que réside la qualité centrale de cette ville.
Les rues situées entre ces grands axes urbanistiques sont beaucoup moins convaincantes. Dans ces lieux où l’aménagement a été l’objet de moins de soins, la bien trop faible densité du bâti et l’hétérogénéité presque aléatoire des volumes dérangent. L’organisation en deux niveaux de ces voies de circulation relativement larges n’est suffisante que là où l’espace est occupé par des masses bâties en retrait, et si cette ouverture ne donne pas une impression de chaos, c’est uniquement parce que les points communs sont suffisamment nombreux pour les faire apparaître comme une composition.
«QUAND LA NORMALIté Et LA RégULARIté ExPRIMENt LA QUALIté»
A côté de cela, la maîtrise insuffisante du langage architectural utilisé semble n’être qu’un problème secondaire, même si le nivellement de la qualité architecturale de ces quartiers n’est pas négligeable, et si quelques tentatives récentes de maintenir vivant le langage architectural de Perret, dans de nouvelles circonstances, se sont révélées malheureuses. On peut raisonnablement supposer que des modifications en profondeur devraient être possibles dans ces quartiers afin de renforcer les qualités essentielles de la ville. En effet, celleci est encore jeune et doit pouvoir continuer à se développer, aussi contrairement à certaines hypothèses posées dans les années 40. On ose espérer que les dispositions urbanistiques rigoureuses, qui protègent tout le centre du Havre comme cela se fait ailleurs pour les villes anciennes, seront appliquées dans le respect de ces exigences spécifiques.
Quoi qu’il en soit, le processus qui a conduit, en 2005, à la reconnaissance du Havre au patrimoine culturel mondial a eu pour effet bienvenu de sensibiliser l’opinion et les architectes aux qualités de la ville. A l’heure actuelle, les projets de construction sont réalisés avec soin, dans le respect de l’essence de la ville. Ainsi, les enduits avec lesquels on croyait protéger le béton sont progressivement enlevés, et les surfaces en béton structuré soigneusement nettoyées. Ces initiatives ont pour effet de rendre tout leur éclat aux finesses de l’architecture perretiste, comme les différentes gradations et variantes, allant du simple pilier à la colonne hautement élaborée.
Aujourd’hui, à l’heure où de nombreux architectes s’efforcent de dépasser l’architecture par trop lisse et abstraite dominante de ces dernières années, Le Havre frappe par les qualités sensuelles de ses constructions. Des surfaces interrompues, taillées, lisses ou brutes et des colorations différentes du béton sont mises en œuvre avec virtuosité, venant souligner la forme et l’ordre des éléments. Les façades ont généralement un profil d’envergure, et jouent à la perfection leur rôle d’intermédiaire entre sphère privée et publique. Effet renforcé par des colonnades et des halls d’entrée de grande ampleur, des cages d’escalier s’articulant autour de façades intérieures et, aussi, par les portes-fenêtres qui, de l’intérieur, offrent une magnifique vue sur la rue.
Dans la maison-témoin de la place de l’Hôtel de Ville reconstruite et aménagée par l’atelier Perret, il ne se trouve qu’un seul élément en béton apparent: une colonne libre, de section octogonale. Elle sert non seulement à étayer et à découper la pièce, mais elle constitue aussi un hommage discret à la structure de la maison et – au-delà – de toute la ville. Dans l’espace privé de cette maison se manifeste la prouesse collective de la reconstruction. Si ce n’était déjà fait, c’est ici, dans ces pièces étonnamment ouvertes et très différentes à la fois, qui reflètent avec exactitude le caractère de la ville, avec laquelle elles entretiennent une étroite relation, que l’on commence à comprendre ce que signifie le principe qui veut que les règles n’entravent pas la liberté, mais bien au contraire la rendent possible.
1 Pour l’architecture, Manifeste du groupe Perret, Union d’Architectes (texte dactylographié, Archives Sardenal), cité d’après joseph Abram, Une reconstruction exemplaire, dans: les Bâtisseurs du Havre – l’album de la reconstruction, Bonsecours 2002, p. 13.
2 Architectes: g. Lagneau, M. weill, j. Dimitrijevic, R. Audigier; ingénieur: j. Prouvé e.a.; rénovation de 1990: E. et L. Beaudouin. Site web: musee-malraux.ville-lehavre.fr
Référence bibliographique:
Vous trouverez une brève introduction au Havre, mais aussi toute la documentation rédigée à l’occasion de la candidature de la ville à son inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO sur Internet, à l’adresse: whc.unesco.org/fr/list/1181. Cette documentation comporte une bibliographie complète.
Vous trouverez aussi une véritable mine d’informations sur le site web de la ville du Havre: www.lehavre.fr.
la suite (voir le docuent pdf)