Le premier principe que Le Corbusier a voulu imposer aux architectes est né de constatations très simples. L’arc que décrit le soleil dans le ciel doit déterminer la situation et la forme de la maison. D’ailleurs, dans toutes ses réalisations, il s’efforcera toujours davantage de faire pénétrer la lumière à l’intérieur des habitations.
Son deuxième principe, corollaire du premier, est que l’être humain ne doit pas rester isolé de la nature. Ainsi, en tenant compte du soleil et de l’espace, il ne faut pas oublier la végétation. Un rocher, un arbre, une fleur doivent pouvoir être contemplés par les occupants des maisons. Les grandes villes offrent depuis le début de ce siècle deux aspects rebutants. D’une part, le morcellement provoqué par le surgissement anarchique des maisons familiales, et d’autre part, l’amoncellement chaotique d’immeubles formant un véritable océan de pierre et de béton sombre.
Pour réhumaniser les villes, Le Corbusier propose l’habitation au soleil, entourée d’un minimum de voies de communication. À la place d’immeubles collés les uns aux autres, il recommande des espaces verts où le regard peut se perdre au loin, au lieu d’aboutir dans la salle de bain du voisin. Le Corbusier classe les individus en trois grands groupes : l’agriculture, l’industrie et le commerce, et l’administration urbaine. Il cherche à harmoniser ces différents secteurs et préconise des colonies agricoles s’inspirant de principes coopératifs, plus rationnels que l’exploitation individuelle.
Les fabriques ne doivent plus être posées au hasard du terrain entre des maisons locatives, mais le long d’importantes artères, de lignes ferroviaires ou de cours d’eau. Ainsi, les transports seront facilités, les installations centralisées et le personnel pourra vivre en dehors des grandes villes. La ville elle-même serait édifiée au point d’intersection des voies de communication, où se trouveraient tous les centres administratifs et d’échanges commerciaux.
La Cité radieuse de Marseille est en quelque sorte le symbole de ces villes du futur. Sa construction a duré cinq ans, de 1947 à 1952, et elle abrite 1800 personnes. L’immeuble repose sur des piliers, ce qui donne à l’édifice imposant une sorte de légèreté.
Cet immeuble de 337 appartements, construit suivant le principe du béton armé acoustiquement acquise au lait des autres appartements, présente chaque logement comme encastré dans une charpente. Ces logements sont répartis sur deux étages irrégulièrement disposés les uns par rapport aux autres.
Dans tous les appartements, les fenêtres offrent une vue sur la mer ou la montagne. Tout a été minutieusement conçu pour répondre aux besoins de l’homme. Un centre commercial assure le ravitaillement des habitants. Une puissante centrale permet la ventilation de tous les meubles aux étages supérieurs et sur le toit plat, une autre invention de Le Corbusier, on trouve des installations sportives, une pouponnière et un jardin d’enfants. Cinq de ces unités d’habitation, destinées à accueillir dix mille personnes, sont en cours de réalisation à Mot. Le Corbusier y voyait le commencement d’un nouvel âge architectural et la fin des villes tentaculaires.
Un vœu lui tenait particulièrement à cœur : la réorganisation urbaine de Paris, qui ne correspond plus aux exigences de notre époque. Paris est submergée par ces édifices, telle un navire surchargé. Des encombrements de circulation sont présents partout. Tout au long de sa vie, Le Corbusier s’est attelé à l’étude de cette réforme urbaine de la capitale française. En 1927, il réclame le percement de larges artères. En 1937, il élabore un plan où des immeubles neufs prennent la place des taudis. Ensuite, il suggère l’aménagement d’une avenue parallèle aux Champs-Élysées.
Dans un autre projet, il propose la création d’un centre commercial sur l’emplacement du quartier des Halles.
Son dernier projet prévoit la construction de quatre grands immeubles à Montmartre, offrant des logements confortables à quatre fois plus d’habitants que le quartier n’en abrite actuellement. Cependant, les idées révolutionnaires de Le Corbusier se sont toujours heurtées au conformisme et à une vive résistance. Depuis longtemps, il avait prédit la mort de nos villes par étouffement.
Il prévoyait également la multiplication de ces grandes cités futuristes en France, en Europe et dans le monde entier. Aujourd’hui, on commence à construire selon les principes fonctionnels du grand architecte. Il défend ardemment ces principes avec conscience. Cependant, ses réalisations ne porteront pas son nom. Il est si facile de dépouiller les morts, surtout lorsqu’on tue le génie.
Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Édouard Jeanneret, est né le 6 octobre 1887 à La Chaux-de-Fonds, à quelques kilomètres de la frontière française. Il a passé son enfance et son adolescence dans cette région horlogère. Dès sa prime jeunesse, il se passionne pour le dessin.
Le père du jeune garçon était fabricant de cadrans de montres et possédait son propre atelier. Sa mère, décédée centenaire en 1960, possédait un véritable talent de musicienne qu’elle a transmis à son second fils, Albert. Charles-Édouard, quant à lui, décide de devenir graveur sur boîtiers de montres, mais à l’âge de 17 ans et demi, il construit sa première maison à La Chaux-de-Fonds.
À 19 ans, il prend le chemin de l’Italie, animé par le désir de dessiner, d’étudier et d’évaluer des volumes. Ensuite, il parcourt toute l’Europe, se rendant jusqu’au sud et en Orient.
Le Corbusier passe 21 jours au mont Athos, puis visite le reste de la Grèce, s’arrêtant au Parthénon. Peu à peu, il découvre une réalité qui ne correspond pas nécessairement à l’enseignement des manuels scolaires. Les voyages d’études constituent la base principale de sa formation en tant qu’architecte.
À Paris, il ouvre un bureau d’architecture pour subvenir à ses besoins. Il travaille comme dessinateur chez l’architecte Auguste Perret, un esprit libre et robuste qui avait lui-même abandonné les Beaux-Arts avant d’obtenir son diplôme, et qui apprend fort bien au jeune homme séché père. C’est là que Charles-Édouard rencontre le peintre aux enfants, qui lui donne le goût de la peinture. En 1918, il peint son premier tableau, intitulé « La Cheminée ».
En 1919, il participe activement à la création de la revue « L’Esprit Nouveau« , qui milita pendant cinq ans en faveur de l’architecture et de l’urbanisme modernes. Dix ans plus tard, lorsqu’il débarque au Brésil, il est accueilli par ces paroles : « Lorsque le numéro 1 de ‘L’Esprit Nouveau’ arriva chez nous, nous avons tous senti qu’un événement venait de se produire. »
En 1922, son cousin Pierre Jeanneret le rejoint à Paris, ils s’associent et ouvrent un atelier rue de Sèvres. Le Corbusier se met à l’étude et remonte le cours de l’histoire pour comprendre comment Paris est né. Il découvre que la ville s’est implantée à l’intersection de deux voies de communication, qu’une cathédrale a été édifiée (Notre-Dame), une abbaye (Saint-Germain-des-Prés), un palais (Le Louvre) sous Louis XIV, les Invalides sous Louis Saëz, le Panthéon sous Napoléon, et que l’Arc de Triomphe est venu ensuite s’inscrire dans le paysage parisien, ainsi que la Tour métallique de Gustave Eiffel et le Sacré-Cœur de Paul Abadie.
Les autorités sont soucieuses que Paris ne se transforme pas en chaos architectural. Avec Jeanneret, Le Corbusier travaille sur un projet complet de ville pour trois millions d’habitants. Cette réaménagement du centre de Paris anime toute sa vie d’architecte. En 1925, lors de l’Exposition des Arts Appliqués, Le Corbusier signe le Pavillon de « L’Esprit Nouveau », et deux ans plus tard, éclate le scandale autour du futur Palais des Nations à Genève. Ayant remporté le concours avec Jeanneret devant 370 autres concurrents, les architectes voient leurs projets refusés sous prétexte que les plans n’ont pas été dessinés à l’encre de Chine, comme l’exigeait le règlement, mais à l’encre d’imprimerie. Une tempête internationale de protestation fait rage, mais en vain, les architectes ont été joués de la manière la plus inique.
En 1928, au château de La Sarraz, est fondé le Congrès International pour l’Architecture Moderne. Pendant 30 ans, le CIAM donnera le ton en matière d’urbanisme dans le monde entier. Le Corbusier est évidemment présent lors de cette manifestation.
En 1928, Le Corbusier et Jeanneret reçoivent la commande des plans du Palais des Coopératives à Moscou. Le palais sera construit, mais pas selon les projets initiaux. La même année, Le Corbusier invente le « taux maximum », qui ne suscite que des moqueries. Trente ans plus tard, l’industrie automobile reprendra ces projets sans citer l’auteur.
En 1929, un plan pour un musée mondial à Genève, nommé le Monde Aného, n’est jamais réalisé. En 1931, Jeanneret et Le Corbusier remportent le concours pour la construction du Soviet suprême à Moscou, mais Staline décide que l’architecture socialiste doit être d’essence gréco-latine et rien n’est réalisé.
En 1933, le projet d’urbanisation de la ville d’Anvers est oublié au fond d’un tiroir. En 1934, malgré leur retentissement mondial, les plans pour la ville de Nemours en Afrique ne sont pas exécutés. Le Corbusier est constamment la cible de critiques et de railleries. De 1930 à 1942, il travaille sur un plan de rénovation de la ville d’Alger. Son premier projet prévoyait la reconstruction de toute la ville avec de grands immeubles abritant des centres commerciaux et administratifs, à côté de quartiers d’habitation aérés. Il tient compte des conditions climatiques particulières, du mode de vie des habitants, de l’histoire, de l’industrie et du commerce. Après 13 ans d’études et de recherche, il ne reste finalement qu’un seul groupe de maisons, puis un seul immeuble. Le conseil municipal d’Alger refuse définitivement tous les projets. Curieusement, on a toujours permis à Le Corbusier de concevoir les réalisations les plus audacieuses, mais jamais on ne lui a donné l’autorisation de les concrétiser.
En 1929, il est appelé à Buenos Aires, peut-être pour exposer sa conception de l’architecture moderne.
En 1935, Rockefeller l’invite aux États-Unis pour une tournée de 29 conférences. L’Amérique est pour lui une passionnante révélation, et il réalise 360 croquis au cours de ce voyage.
En 1935 et 1938, il réalise diverses fresques, car son activité d’architecte ne l’empêche pas de consacrer une partie de son temps aux beaux-arts.
En 1936, il est invité à concevoir les plans de la Cité universitaire de Rio et du Ministère brésilien de l’Éducation. Ce dernier projet est mené à bien et célèbre dans le monde entier. En 1953, l’architecte brésilien Costa disait avec amertume : « Si la proposition de construire une cité universitaire à Rio avait été suivie, nous posséderions aujourd’hui un trésor architectural signé Le Corbusier. »
En 1937, lors de l’Exposition internationale du logement à Paris, on lui donne une section portant son nom, mais elle ne contiendra aucune de ses réalisations. À la dernière minute, cependant, on lui propose une somme d’argent considérable en le suppliant de construire quelque chose. Il édifie alors une audacieuse « Al de toile » dans laquelle il expose, entre autres, ses plans pour un stade de cent mille personnes. Vingt ans plus tard, le gouvernement irakien fait construire le stade à Bagdad.
Après la guerre, Le Corbusier est chargé de la reconstruction des villes de La Rochelle et de Saint-Dié, mais des intrigues conduisent à l’échec de son travail.
En 1946, le gouvernement français le délègue à New York pour participer aux débats préliminaires à la construction du siège des Nations Unies. Après des débats houleux, l’Assemblée générale accepte les plans de l’architecte, qui doit alors faire face à une violente campagne de presse.
À Marseille, la Cité radieuse terminée, Le Corbusier est assigné en justice pour violation du paysage. Une autre campagne de presse s’ensuit, et on lui réclame sans succès 20 millions d’anciens francs d’indemnités. En 1950, sa correspondance avec Nehru lui vaut enfin la plus importante commande de sa vie : construire une nouvelle capitale au Pendjab indien. Il prévoit d’ériger un monument au milieu des bâtiments, une main qui sent venir le vent, symbole de son œuvre toute entière tournée vers le futur.
Jusqu’à aujourd’hui, seule une petite partie de Chandigarh est exécutée, en raison de multiples difficultés qui ont surgi.
En 1950, Le Corbusier peut enfin s’exprimer avec une totale liberté grâce à la Chapelle de Ronchamp dans les Vosges. Pour la première fois, son œuvre est applaudie à l’unanimité.
Par la suite, il construit le monastère dominicain de La Tourette à Lyon, qui est certainement l’une de ses réalisations les plus mûrement réfléchies et qui correspond le mieux à ses principes de solitude, de sobriété harmonieuse.
En 1951, il participe au concours pour la construction du siège de l’UNESCO, mais les États-Unis mettent leur veto, ce qui déclenche une nouvelle campagne de presse. Le gouvernement japonais invite Le Corbusier à Tokyo pour y établir les plans d’un musée consacré à l’art moderne occidental, qui sera réalisé à la perfection par ses élèves japonais. Berlin souhaite également être doté d’une Cité radieuse, mais les interventions de sociétés immobilières empêchent la réalisation de ce vœu.
En 1958, Le Corbusier est invité à participer à la reconstruction de Berlin, mais lors de la séance décisive, ses propositions sont repoussées.
Lors de l’exposition de Bruxelles en 1958, pour le pavillon Phillips, Le Corbusier réalise un poème électronique avec des combinaisons audacieuses mêlant le cinéma, la musique, la sculpture et divers bruitages.
Cette énumération des œuvres les plus importantes du plus grand architecte de ce siècle démontre à quel point Le Corbusier a été mal compris et exploité. Il est honteusement traité. En 1956, on lui offre un siège à l’Institut de France. Il remercie et refuse, car il ne souhaite pas que son nom serve à cautionner l’évolution momentanée de l’école des Beaux-Arts vers un modernisme superficiel.
Lorsqu’il ressent le besoin de se distancer de ses adversaires, il se retire dans sa maisonnette du Cap Martin, dans le Midi. Le 27 août 1965, au matin, il se baigne et est pris d’un malaise subit, se noyant. À l’âge de 78 ans, mais à Paris, ses collaborateurs continuent ses travaux jusqu’au jour où des divergences se manifestent. L’atelier est alors fermé.
Le gouvernement achète la Villa Savoye à Poissy pour y abriter un musée Le Corbusier. Une fondation Le Corbusier est créée à Paris, chez le collectionneur suisse La Roche. Entre-temps, différents groupes d’élèves tentent, chacun à leur manière, d’achever les plans restés incomplets. André Wolinski, qui fut longtemps l’un des plus proches collaborateurs de Le Corbusier, nous informe qu’il dirige et coordonne actuellement les projets qui n’ont pas encore été exécutés.
Est-il possible que l’Atelier Le Corbusier continue d’exister ? Un atelier d’architecte est lié à une personne, à un esprit créatif, et lorsque cette personne n’est plus là, l’atelier n’est plus possible, surtout lorsqu’il s’agit de Le Corbusier.
Il y a la Fondation Le Corbusier à qui il a légué tout ce qu’il possédait et qui, par conséquent, doit s’occuper et avoir le droit d’exercer une certaine supervision sur ce qui est réalisé. Mais en dehors de cela, ce sont les clients de Le Corbusier, les organismes ou les personnalités qui lui ont demandé de réaliser telle ou telle construction, qui doivent décider eux-mêmes comment ils souhaitent assurer la continuité. La Fondation elle-même ne fonctionne pas encore de manière définitive, car sa création pose des problèmes juridiques et financiers qui doivent encore être résolus.