Reconversion créative
Cela fait longtemps que les préoccupations qui concernent les architectures existantes ne se limitent plus seulement aux questions de la conservation des monuments ou de l’image de la villesmais sont liées à une nécessité autant économique qu’écologique. À l’heure où la situation des matières premières et la problématique de la pollution s’aggravent de façon dramatique et pendant que les chiffres de la démographie sont en recul dans les pays industrialisés, se réapproprier le domaine déjà construit en le réparant et en perpétuant son utilisation, au lieu de sacrifier encore plus de terrains vierges et de consommer toujours plus de ressources semble être une évidence. Les projets de réhabilitation et de reconversion vont être encore plus importants dans un futur proche – leur part dans le volume bâti global atteint déjà aujourd’hui presque 40 % en Europe occidentale. Construire dans l’existant ne consiste donc pas seulement à s’occuper de monuments historiques de qualité, mais aussi de plus en plus, de bâtiments banals comme les architectures industrielles ou les cités de logements de masse d’après-guerre. L’éventail des projets est, en conséquence, très large: de la simple réparation d’un désordre constructif, jusqu’à la remise en état fonctionnelle et esthétique, voire la réhabilitation écologique; de la restauration à l’identique jusqu’à la reconstruction créative. La démarche de l’architecte dépend, à chaque fois, étroitement et de façon décisive, du bâti existant. La réhabilitation du Castelvecchio médiéval de Vérone par Carlo Scarpa (1956–64) a longtemps été considérée comme La référence en matière d’intervention créatrice dans une substance historique d’importance. Les principes mis au point pour ce projet – la dissociation franche entre l’intervention volontaire et l’existant, par l’utilisation de matériaux contrastants – n’ont rien perdu de leur pertinence jusqu’à aujourd’hui et continuent toujours d’inspirer par-ci, par-là des interventions sur des monuments historiques. La rénovation urbaine d’Alvaro Siza à Salemi en Sicile (voir p. 38 f.) ou la reconversion d’une église en centre culturel à Tolède par Ignacio Mendaro Corsini (voir p. 42 f.) s’inscrivent parfaitement dans la tradition de Scarpa, sans le maniérisme des détails. Mais il est beaucoup plus souvent question de projets dans lesquels la limite entre l’existant et la nouvelle intervention a tendance à s’effacer, quand les architectes réinterprètent et complètent le bâti ancien. C’est le cas de deux reconversions grandioses d’architectures industrielles monumentales – celle de l’ancienne Bankside Power Station de Londres pour la Tate Modern (voir p. 136 f.) et celle des anciennes usines Fiat à Turin (voir p. 144 f.). On pourrait presque décrire l’intervention de Renzo Piano dans l’impressionnante usine du Lingotto comme pragmatique: vu de l’extérieur, le bâtiment ancien semble presque intouché – à part deux nouveaux accents sur le toit – alors qu’à l’intérieur, les passages entre l’ancien et le neuf disparaissent et les détails retenus des aménagements s’intègrent de façon évidente. Par contre, Günther
Domenig enfonce, au sens propre, un couteau dans la plaie de l’ancien siège gigantesque du Reichsparteitag de Nuremberg (voir p. 156 f.) et réussit le coup de maître d’utiliser intelligemment, en nouveau centre de documentation, un ouvrage grossier, fortement marqué par l’histoire et conservé justement comme témoin d’une époque chargée historiquement.
Alors que dans tous ces exemples la forme et l’apparence du bâti ancien sont largement conservées, il est plutôt question dans les projets de réhabilitation d’immeubles d’habitation, en particulier les cités préfabriquées et stériles de l’ancienne Allemagne de l’Est, d’améliorer non seulement la qualité des logements, mais aussi leur caractère extérieur, comme par exemple par les rajouts de balcons de Knerer et Lang à Dresde (voir p. 106 f.). Pour le siège munichois des assurances Münchener Rück, Baumschlager et Eberle n’utilisent plus que la structure porteuse et parviennent ainsi à recréer un immeuble moderne qui, aussi bien de l’extérieur qu’à l’intérieur, ne présente plus aucune trace de sa vie antérieure.
Pendant longtemps les architectes ont considéré les travaux de réhabilitation seulement comme des obligations pénibles, en préférant récolter des lauriers avec leurs bâtiments neufs. C’est particulièrement juste pour les modernes classiques, pour qui l’ancien avait peu de valeur et pour qui l’avant-garde ne pouvait presque exclusivement s’intéresser qu’au neuf. Mais une page est tournée. Les exemples cités plus haut et les autres projets présentés dans cet ouvrage démontrent bien la diversité des projets, les possibilités et les attitudes des interventions construites dans l’existant et soulignent aussi que ce n’est en aucun cas un thème ennuyeux. Au contraire: les démêlés avec les substances bâties existantes, qui induisent pour le concepteur des contraintes incontournables font partie des missions les plus créatives et les plus fascinantes en architecture.
Reconversions – totalement normal
La question de la reconversion est omniprésente. Le surgénérateur de Kalkar, qui n’a jamais fonctionné est transformé en centre de congrès et de spectacles, un transformateur désaffecté à Cologne abrite une galerie, le multiplex, ouvert il y a 5 ans dans la nouvelle gare de Fribourg, abrite des bureaux et un planétarium (ill. 2.19). On pourrait compléter la liste de transformations sans la limiter à des projets extravagants.1 La reconversion touche désormais les architectures quotidiennes et profanes et plus, depuis longtemps, seulement les monuments historiques. En principe tout et n’importe quoi, à un moment donné, est passible de reconversion – il n’y a pas, à priori, d’impossible. Dans ce contexte, les futurs projets, d’urbanisme et d’architecture porteront essentiellement sur le bâti existant de masse.
L’évolution urbaine comme modification du bâti La mission de l’architecture et de l’urbanisme sera-t-elle en première ligne d’adapter, de reconvertir ou seulement même de contrôler ce qui est déjà construit? En Allemagne, la proportion des investissements dans l’existant augmente de façon
disproportionnée depuis le début des années 70 – avec des hauts et des bas conjoncturels – par rapport à ceux faits dans le neuf. Déjà, au milieu des années 80, plus de la moitié des moyens consacrés à la construction l’étaient dans l’existant. Depuis, la proportion continue d’évoluer dans ce sens. Partout où l’on diagnostique une baisse démographique continue, on a moins besoin de logements neufs, d’écoles maternelles ou primaires mais, par contre, de toujours plus de maisons de retraites ou de foyers médicalisés. Non seulement dans les grandes villes d’Allemagne de l’Est mais aussi dans d’autres régions d’Europe, on envisage la démolition de nombreux logements existants pour contrer la surenchère de l’offre du marché. On peut s’attendre aussi à ce que le tertiaire suive le sort des friches industrielles ou domestiques.
La rationalisation devrait s’attaquer en force à ce secteur, tout particulièrement aux banques et aux assurances, en rendant leurs surfaces de bureaux obsolètes. La réorientation sur l’existant – à petite et grande échelle – s’impose aussi comme perspective écologique. Les transformations et reconversions de l’ancien sont aujourd’hui les pivots d’un urbanisme proclamant son rôle de protection des ressources naturelles par l’évolution de la ville de l’intérieur. Cela modifie la perception de l’existant: la ville déjà construite est désormais considérée comme une réserve intermédiaire où se mélangent de grandes quantités de matériaux et d’énergies. En même temps, les schémas habituels de l’évolution urbaine sont touReconversions – totalement normal Johann Jessen et Jochem Schneider jours à l’∞uvre, inchangés: l’occupation des sols progresse toujours, en Allemagne, à son haut niveau, presque sans baisse, 120 à 130 hectares d’espace vierge sont sacrifiés par jour pour des constructions neuves.2
Il a toujours été question dans la croissance urbaine d’extension, de transformation et de conservation, à des proportions changeantes. Adapter le bâti à de nouvelles conditions constitue – comme alternative à la démolition suivie d’une construction neuve sur une parcelle viabilisée ou sur une surface encore vierge – une composante fixe de l’évolution urbaine. À l’époque pré-industrielle la reconversion de l’existant était autant une nécessité économique qu’une évidence culturelle. Les investissements techniques et temporels, la durée d’exploitation et la valeur du bâti imposaient de construire pour la durée et d’intervenir prudemment sur l’existant. L’offre limitée des matériaux, les transports qui étaient, la plupart du temps, aussi chers que la démolition, faisaient du «recyclage» de lieux, de parties de bâtiments ou des matériaux la règle.
En regardant la manière dont l’urbanisme moderne a traité le bâti existant, on est tenté d’interpréter l’époque de déni urbain qui débute au milieu du 19e siècle, comme une phase historique atypique dans le dessein d’une évolution permanente, apparemment illimitée, du bâti existant. La surenchère du neuf était l’expression du progrès et de la prospérité allant de paire avec la négation globale de l’histoire. Cela s’est traduit, du point de vue urbain, par des agrandissements, fondés sur les spéculations accompagnant les hauts et les bas intrépides de l’industrie en expansion du 19e siècle. Les nouveaux comptoirs et les grands magasins remplacent les bâtiments anciens des centres et transforment les agglomérations. Une fois la rénovation urbaine déclarée mission publique, il fallait détruire et reconstruire. L’intérêt pour l’ancien se limitait aux monuments classiques, palais, églises ou châteaux.
Rien ne change après la Première Guerre mondiale dans l’incompréhension de l’existant, au contraire, les nouveaux partis urbains, échaffaudés en opposition avec la ville ancienne privilégient largement la destruction de structures urbaines «dépassées». Tendance efficace jusqu’aux années 60 du 20e siècle qui caractérise l’urbanisme de presque toute l’Europe, à peu d’exceptions près. Cela peut expliquer le fait que plus de 70 % du bâti existant en Allemagne a été construit au cours des 5 dernières décennies. Reconversion et réhabilitation étaient considérées en conséquence par les architectes et les urbanistes comme des exceptions négligeables, des projets de second choix. Une évolution urbaine qui exploite et entretient la substance bâtie est liée, depuis peu et étroitement, au revirement de l’urbanisme, conflictuel, du début des années 70, favorisant la réhabilitation des surfaces comme base d’une rénovation de conservation. La protection des monuments historiques, le respect du paysage urbain et l’amélioration des réseaux dans les secteurs réhabilités constituaient les objectifs de la rénovation des centre-villes historiques et les quartiers résidentiels du 19 e siècle, proches de ces centres, leurs sites. Avec l’élargissement aux villages, aux friches industrielles et à celles des voies de circulation, aux cités de banlieues et – depuis les années 90 – aux terrains militaires, construire dans l’existant est considéré comme un apport fondé, autant écologiquement qu’économiquement, dans des stratégies urbaines globales du développement urbain. Une cassure encore plus nette apparaît aujourd’hui face aux villes qui rétrécissent: les cycles de reconversion sont toujours plus courts, il faut désormais considérer les fonctions temporaires comme faisant partie d’une stratégie à long terme mise en place pour l’espace. Le projet de recherche européen «Urban Catalyst» souligne bien qu’il ne s’agit pas que d’une question allemande en mettant à jour les alternances entre le parti urbain et des activités culturelles temporaires, illustrées par exemple à Berlin par la (ré)utilisation temporaire du Palais de la République (ill. 2.9) avant sa démolition.
L’adaptabilité constructive de l’existant devient un critère central pour le futur de nos villes et métropoles. Reconversion est synonyme d’apport économique de matériau, de surface et d’énergie et permet, en plus, d’optimiser les infrastructures. C’est même un instrument de marketing dans la définition du profil d’un site. Innovation et existant ne sont plus antagonistes. Il n’y a plus aucun site ou type de bâtiment dont la transformation ou la reconversion ne pourrait, en principe, être envisagée. Toujours plus vite et pour des périodes plus courtes, la production architectonique de masse des cinquante dernières années est prise dans le cycle de la rénovation. À côté des «liftings» des grandes cités de logements, des requalifications de zones industrielles et d’activités, grâce à la venue de sociétés de services, à l’augmentation des potentiels énergétiques, constructifs, techniques ou médiatiques des immeubles de bureaux, le «relaunching» des zones piétonnes et des centres commerciaux ne sont que quelques aspects de cette évolution. Les réhabilitations et reconversions sont encouragées comme des stratégies urbaines extensives et structurantes efficaces. Si elles s’appliquent à long terme aux logements, bureaux et sites industriels construits à la seconde moitié du 20e siècle, c’est dans ces secteurs que l’accent de la recherche architecturale portera. Comment rationaliser les processus de projet et de chantier? Comment organiser des reconversions sur des sites construits quand les surfaces de stockage de matériau font défaut et que des partis logistiques performants sont absolument nécessaires? La reconversion ne touche pas que des architectures en série mais aussi des objets uniques encombrants: bâtiments techniques, usines, grands magasins, gares, laboratoires. On habite d’anciens silos à malte, on plonge dans d’anciennes grottes, on joue au basket dans des églises désaffectées (ill. 2.7) et des expositions sont organisées dans des gasomètres. Même le paysage est intégré dans le processus.3 Le jardin paysagé de l’Emscher Park sur les sites d’anciennes usines métallurgiques et de hauts fourneaux est la meilleure illustration. Il y a beaucoup d’exemples sur d’autres sites industriels lourds ou dans des secteurs miniers. Pour les grandes villes de l’est de l’Allemagne qui rétrécissent, les propositions vont si loin que d’anciennes surfaces urbanisées pourraient être réinvesties par le paysage. Les délais d’appels d’offres sont toujours plus courts et les cycles de reconversion dépassent depuis longtemps le rythme des monuments historiques. On adapte déjà des bâtiments des années 60 et 70, modernisés et transformés, à de nouvelles fonctions. Un bâti que la protection des monuments historiques n’a, en général, pas encore pris en compte. Et, comme on agit vite, il est possible que certains témoins de ces époques aient déjà disparu et que l’on regrette ces pertes. Dès la conception et la construction de bâtiments neufs, il faudrait prendre en compte, dans le contexte de l’évolution durable d’un site, ses possibilités de transformation fonctionnelle voire même de reconversion, dans un esprit de «management prospectif de l’existant», pour assurer son intégration dans des cycles les plus fermés possibles. Les investisseurs de projets spécialisés dans le commerce ou les activités devraient pouvoir proposer, dès le permis de construire, des partis fonctionnels alternatifs dans l’éventualité où un projet et son programme prévisionnel ne répondent pas aux attentes du marché. Ce projet devrait pouvoir s’adapter, à un coût justifié, à des programmes commerciaux, de bureaux ou de logements. «Avec la prise en compte du bon choix de construction et de matériaux, on réalise des bâtiments qui produisent moins de déchets à l’issue du chantier, demandent moins d’entretien courant et réagissent flexiblement aux modifications en pouvant être recyclés presque à 100% en fin de cycle de vie.»5 Les coûts de construction mais aussi de recyclage doivent être pris en compte dès les premiers calculs d’investissement, lors des démarches d’obtention du permis de construire. Comme les paramètres qui permettent de prendre les décisions se déplacent, réhabilitation et reconversion s’avèrent attractives économiquement. Cela conduit vraisemblablement à une polarisation dans le neuf: d’une part des objets avec de courts délais d’amortissement et une durée de vie limitée, d’autre part les investissements à long terme dans lesquels on peut prévoir un jeu pour de nouvelles fonctions, pas encore définies au moment de la conception.
Comment envisager une nouvelle utilisation? Dans la reconversion, des glissements s’opèrent, entre l’objet et la fonction: dans le neuf, on conçoit une enveloppe pour un programme donné, dans l’existant, l’enveloppe existe et c’est pour elle qu’il faut mettre au point de nouveaux programmes.
Les défis et potentiels du projet auxquels concepteur, architecte et maître d’ouvrage font face dépendent de cette inversion. Comme, en plus des bâtiments historiques précieux ou des raretés protégées, ce sont souvent des bâtiments ordinaires, voire banals, qui sont disponibles, il faut se poser la question de la «programmation» juste – quelles fonctions trouvent leur place dans une enveloppe existante? Il y a trois modèles différents. D’un côté, l’existant mis à nu, qui fait ressortir les caractéristiques constructives et spatiales, se prêtant directement ou indirectement à une fonction culturelle,
2.1 Siège des assurances Münchener Rück, Munich; Baumschlager & Eberle, Vaduz
2.2 Foyer d’étudiants dans un ancien silo, Oslo (1953), 226 appartements sur 16 étages, plan; HRTB AS Arkitekter MNAL, Oslo
2.3 Logements dans d’anciens silos à orge et à malte, Copenhague (1957), plan; Vilhelm Lauritzen, Copenhague
2.4 Piste de skate temporaire dans un ancien hangar d’avion, Eindhoven; Maurer United Architects, Eindhoven. Le hangar retrouve une nouvelle vie, transformé en sculpture praticable.
d’autre part l’existant à conquérir et occuper, qui s’offre souvent à un programme temporaire impossible à réaliser ailleurs et enfin, le bâti recyclé avec un accès direct dans le cycle de la valeur ajoutée du marché immobilier. Les espaces en représentation – l’existant exposé Ce dont nous avons le plus l’habitude reste la reconversion, seule solution pour conserver un monument historique en tant que tel. Une nouvelle fonction, en général culturelle, s’impose formellement: les châteaux sont transformés en musées, les casemates en musées de l’armée, les greniers de la dîme en musées municipaux (voir p. 64 ff.; centre de visiteurs à Criewen). Même quand les palais deviennent des salles de concert, les églises des salles municipales ou les greniers à grain des bibliothèques, il s’agit, la plupart du temps, de monuments historiques au sens traditionnel du terme, dont la valeur est aussi peu discutée que la nouvelle fonction. Projets exemplaires, ils jouent un rôle important pour l’identité culturelle et la conscience de l’image d’un lieu. On choisit volontier cette voie de la reconversion qui passe pour une politique urbaine proche de la population. Ces projets aiguisent le profil culturel local et ont, aussi longtemps qu’ils s’avèrent être des attractions touristiques, aussi une justification économique. Par contre, l’utilisation publique de monuments historiques par des instances municipales ou nationales est soumise à des limites précises, liées aux coûts d’investissement et de fonctionnement importants.
Un bon créneau pour les pionniers – s’approprier l’existant
Le bâti abandonné d’anciens bâtiments industriels ou d’activités, sans intérêt économique et longtemps mésestimé, même du point de vue de l’histoire de la construction, constitue l’autre extrémité du spectre. Il permet ce qui est impossible ailleurs: les grands volumes et les loyers bas autorisent de nouvelles constellations fonctionnelles, des interprétations spatiales volontaires et des expériences de logement inhabituelles. Les artistes ont été les premiers à découvrir les anciennes usines pour en faire de grands ateliers bon marché; mais des initiatives culturelles sont aussi pionnières quand elles s’approprient des substances construites dévalorisées. Ce sont principalement de vieilles usines qui ont compté parmi les lieux dans lesquels on a pu expérimenter de nouvelles formes d’habitat et de vie. De jeunes créateurs d’entreprise se sont appropriés de telles réserves architecturales pour se lancer et prendre leur indépendance, le plus vite et avec le moins d’investissement possible. Les appropriations sont aussi temporaires et informelles – comme quand, par exemple, un skater ou des ravers s’approprient la ville en détournant certains espaces de façon créative. En l’occurrence, la reconversion se fait généralement avec peu de moyens; avec quelques éléments nécessaires comme des rampes et des planches (ill. 2.4). Les questions d’architecture ou de formes sont souvent secondaires, l’important est l’espace lui-même, l’aura de son vide, remplie seulement de sa propre idée. On observe récemment ce phénomène non seulement dans les zones industrielles mais aussi dans les immeubles de bureaux vides. Reconversion comme plus-value – le marché du bâti existant
Les bons créneaux, c’est bien connu ne le restent pas longtemps, les appropriations informelles ne sont souvent que des signes avant-coureurs, ou des expériences intermédiaires. Elles ouvrent les perspectives de nouveaux marchés et d’options fonctionnelles lucratives. La reconversion a su s’adapter au marché, l’existant est reconnu pour son importance et pas seulement comme matière d’un capital à budgétiser.
Les utilisateurs provisoires doivent dégager et chercher ailleurs. Avec ce que l’on pourrait appeler l’embourgeoisement des quartiers réhabilités, les loyers augmentent, les habitants et les structures d’activités changent, le profil spécifique local disparaît souvent. Dorénavant, la reconversion de l’existant est un secteur d’affaires établi pour les agents immobiliers qui profitent des différents styles de vie et de la plus-value qui augmente de l’ancien: les plateaux d’usine deviennent des sièges de sociétés, les casernes des hôtels, les silos des résidences pour personnes âgées. Les formes mises au point au départ hors marché, comme les lofts, constituent depuis longtemps un secteur économique à exploiter, toile de fond de nos catalogues de meubles. Dans les métropoles, la reconversion de plateaux industriels en logements, pour une clientèle au bon pouvoir d’achat, est aujourd’hui un commerce lucratif.
Même pour les besoins de surface commerciale ou des sociétés de services, jusque-là toujours assouvis dans le neuf, la reconversion est devenue une option du marché et objet, dans la perspective d’entrepreneurs individuels, d’investissement comparatif. En plus de critères matériels comme les coûts de raccordement limités, les avantages liés au site et les espaces plus grands, des critères immatériels sont toujours plus importants pour prendre les décisions: la signification de l’«histoire» augmente et fait la différence d’un site. Le prestige de l’ancien et de l’authentique dans le dialogue tendu entre ancien et neuf est synonyme d’innovation, de richesse de la découverte, d’ouverture au dialogue et de capacité d’adaptation. D’éventuels désavantages, des compromis dans les programmes ou des standards inférieurs d’équipement sont acceptés en contrepartie. Et, même les risques – la difficulté de prévoir les coûts, les délais ou d’éventuelles contraintes imposées par les monuments historiques, par exemple, n’effraient plus. Rien ne rend plus clair le retour de la pensée novatrice du «nouveau neuf» au «nouveau vieux» ou à l’«ancien neuf» que les créations de nouvelles typologies grâce à la reconversion. On construit des lofts neufs parce qu’autant les propriétaires que les locataires apprécient leurs différentes possibilités fonctionnelles, surtout à une époque où les styles de vie évoluent sans arrêt. Un nouveau type de bureau contemporain, plus communicatif, est apparu à partir du bureau-combiné avec des espaces de communication centraux – nés à cause de la nécessité d’exploiter des bâtiments sans éclairage naturel entièrement traversant. L’expérience d’une grande usine qui devient un musée exceptionnel nous amène à l’idée de construire une grande halle pour un futur musée neuf qui puisse permettre, à l’intérieur, des transformations, des adaptations ou des modifications permanentes. Par contre, une demande, ou un concept fonctionnel adéquat n’existent pas toujours pour tout bâti existant. C’est le cas, entre autres, d’objets spécifiques pour lesquels il est difficile de trouver une nouvelle fonction mais dont la démolition serait très coûteuse – les anciens bunkers par exemple – ou des 2.5 École d’art dans une ancienne bibliothèque, St. Denis / Paris; façade de Bernard Dufournet et Jacques Moussafir 2.6 Plan de l’école d’art, niveau supérieur Bâtiments des années 70: de nouvelles structures sont insérées dans les trames constructives rigides. Dans le cas de l’école d’art, ancien et neuf se mélangent.
ouvrages chargés d’une fonction fondatrice identitaire dans leur contexte spatial, qui doivent être conservés pour cette raison, comme des gazomètres ou d’autres équipements de production. Il faut alors mettre au point un programme taillé sur mesure pour les bâtiments et leurs sites, permettant de tisser de nouveaux liens entre espace et fonction. On compte parmi les projets de ce type, la reconversion de silos en immeubles d’habitation (ill. 2.2, 2.3), celle d’une cockerie en salle d’exposition ou d’une piscine en bibliothèque. La recherche de partis pour ces ouvrages, massifs et difficiles, s’achève souvent dans des structures fonctionnelles hybrides, des combinaisons impossibles ailleurs. La question de la bonne manière d’aborder les problèmes se pose aussi dans le cas de la surabondance de production de masse existante qui, en tant que «produit en série», ne dispose d’aucune signification architectonique dominante. Ce défi concerne actuellement tout particulièrement, en Allemagne, les villes de l’ancienne RDA. Au regard de l’évolution démographique prévue, la question de l’avenir des bâtiments construits au cours des 5 dernières décennies est fondamentale. L’initiative de la ville de Paris qui reconvertit des immeubles de bureaux, sans intérêt sur le marché – particulièrement des années 60 et 70 – en logements sociaux, est inhabituelle et n’a pas d’équivalent en Allemagne. Cette politique est soutenue depuis 1994 par un programme spécifique et nombreux projets sont achevés.7 La proportion qui augmente de bâti récent à reconvertir s’avère encombrante, par ses techniques de construction spéciales et ses technologies architecturales différenciées, vis-à-vis des nouveaux partis fonctionnels. La question de savoir quel nouveau programme ira le mieux dans une enveloppe existante, sera bientôt non seulement au centre du débat spécialisé mais devrait gagner, en tant que sujet public, le statut de véritabl question de société.
Partis esthétiques fondamentaux de la reconversion
La multiplication des projets de reconversion et les dissonances entre espaces anciens et nouvelles fonctions, inscrites dans la procédure, font perdre leur validité à certains dogmes formels. La formule consacrée «form follows function» est bousculée quand la nouvelle fonction doit se plier aux «dons de l’espace» tout comme «la différence est toujours juste» inspirée et canonisée des travaux de Carlo Scarpa, qui, détachée d’une méthodologie liée à un bâtiment précis, perd son caractère de recette. La superposition de l’existant et d’une nouvelle fonction nécessite des solutions spécifiques dépendant de chaque projet ou programme. Le genius loci fête ainsi, grâce à la reconversion, une nouvelle actualité. Les architectes se réfèrent à l’histoire et la réinterprètent à leur manière.
Depuis peu, le nombre d’architectes qui considèrent la reconversion comme un véritable défi architectural augmente. Cela met en lumière l’évolution de leur propre conscience professionnelle et explique aussi l’importance croissante de ce secteur dans la pratique architecturale. Quoiqu’il en soit, la construction neuve est toujours considérée comme la voie royale, permettant à la création de s’exprimer mieux et plu librement. Par contre, le nombre de ceux qui considèrent l’existant comme une surface d’achoppement, au sens dialectique entre conserver et rajouter, croît – parallèlement à la maîtrise acquise lors de la mise en oeuvre de projets de réhabilitation.
L’éventail formel va de la reconstruction à l’identique – malgré la nouvelle fonction – jusqu’au curetage total, soldé par une nouvelle construction, en passant par les imbrications insouciantes du vieux et du neuf (p. 144 ff.). Il peut s’agir de la reconstruction d’une image ayant existé, aujourd’hui détruite, de la conservation de l’existant contemporain, avec le contraste entre ancien et neuf ou bien d’aller jusqu’à une transformation totale. Les stratégies formelles de reconversion découlent de la polarité – tout ou rien – entre ancien et nouveau, elles ont toujours des deux. La valeur accordée à l’ancien et à la signification du neuf dépendent concrètement de chaque programme et situation spécifique, mais surtout de la valeur accordée par l’architecte à l’ouvrage à réhabiliter, au-delà des conditions propres à la conservation des monuments historiques. L’intérêt formel de la reconversion se situe justement dans les interactions des différents niveaux historiques. Le nouveau ne se définit pas de manière autonome ou détachée, mais toujours dans son dialogue avec l’existant.
La pratique formelle, dans le cas des transformations de bâtiments, est tout aussi diversifiée que la palette qui s’élargit des reconversions. C’est pour cela que l’on ne peut pas identifier de principes esthétiques univoques. Non seulement on ne peut pas définir des principes génériques pour certains types de projets, qui pourraient laisser croire à des liens entre la nouvelle fonction et un esprit architectural (form follow new function), mais en plus, il est impossible d’appliquer entièrement un parti esthétique sur le bâti existant (form follows the existing). Les formes mixtes et les superpositions sont de règle. Et pourtant, même quand chaque projet particulier est soumis concrètement aux conditions spécifiques du bâti existant, au programme, aux souhaits du maître d’ouvrage et enfin, non les moindres, à ceux de l’architecte, on peut définir trois dispositions de base qui permettent de clarifier différentes approches ou critères de base à l’origine des partis d’interventions architecturaux sur l’existant.
La conservation du «tout ancien» – orientation sur l’image originale
Le souhait de la conservation et de la protection de bâtiments anciens est le point de départ majeur de nombreux projets de reconversion. Du point de vue esthétique, le lien formel au caractère historique d’un original joue un rôle décisif. Cette conception liée traditionnellement à la protection des monuments historiques recherche en premier lieu une nouvelle fonction pas trop éloignée de la fonction originelle du bâtiment. On se tourne souvent vers des programmes culturels:
les châteaux sont transformés presque sans modification en objets de présentation muséographiques du mode de vie de l’aristocratie, les vieilles demeures en bibliothèques. L’intérieur des bâtiments est conservé et rendu public. La conservation de l’authentique est l’objectif de nombreux musées du patrimoine ou de techniques industrielles dans lesquels les bâtiments eux-mêmes sont les pièces les plus importantes de la collection. On confère, dans cette démarche, une valeur de témoignage très importante à l’image historique d’un édifice,
2.7 Centre culturel et sportif dans une ancienne église conventuelle,
Trêves; Alois Peitz, agence d’architecture du diocèse de Trêves; Gottfried Böhm, Cologne; Dieter G. Baumewerd, Munster. L’organisation des espaces de l’église est inchangée et seulement «re-programmée» par de nouveaux ajouts.
2.8 «Kunstbau» de la Lenbachhaus de Munich; Kiessler + Partner,
Munich. L’infrastructure urbaine crée des espaces résiduels – l’intervention est minimale dans l’espace existant: entrée, salle de conférences, vitrine.
Au sommaire
Reconversion créative
Christian Schittich 8
Reconversions – totalement normal
Johann Jessen et Jochem Schneider 10
La verte prairie n’est pas verte
Günther Moewes 22
Conservation des constructions
modernes classiques
Berthold Burkhardt 28
Rénovation urbaine à Salemi
Álvaro Siza Vieira, Porto
Roberto Collovà, Palerme 38
Bibliothèque du couvent à Fitero
Miguel Alonso del Val et
Rufino Hernández Minguillón, Pampelune 42
Centre culturel à Tolède
Ignacio Mendaro Corsini, Madrid 48
Musée à Colmenar Viejo
Aranguren Gallegos, Madrid 56
Entrée de boutique à New York
Future Systems, Londres 60
Centre de visiteurs à Criewen
Anderhalten Architekten, Berlin 64
Maison jaune à Flims
Valerio Olgiati, Zurich 70
Maison d’habitation et atelier à Sent
Rolf Furrer, Bâle
Christof Rösch, Sent 74
Centre paroissial à Schwindkirchen
arc Architekten, Munich 78
Aménagement de combles à Berlin
Rudolf + Sohn Architekten, Munich 82
Maison d’habitation à Chevannay
Fabienne Couvert & Guillaume Terver, Paris 86
Extension d’une maison à Munich
Lydia Haack + John Höpfner, Munich 90
Extension d’une maison à Montrouge
Fabienne Couvert & Guillaume Terver, Paris
IN SITU montréal, Montréal 94
Maison sur le lac de Starnberg
Fink + Jocher, Munich 98
Extension d’une maison à Remscheid
Gerhard Kalhöfer,
Stefan Korschildgen, Cologne 104
Parasite à Rotterdam
Korteknie & Stuhlmacher, Rotterdam 108
Restaurant à Porto
Guilherme Páris Couto, Porto 112
Salon de thé à Montemor-o-Velho
João Mendes Ribeiro, Coimbra 116
Logements préfabriqués à Dresde
Knerer et Lang, Dresde 120
Ensemble d’habitation à Chur
Dieter Jüngling et Andreas Hagmann, Chur 124
Centre commercial à Sassuolo
Guido Canali avec Mimma Caldarola, Parme 128
Groupe d’assurances à Munich
Baumschlager & Eberle, Vaduz 134
Musée Alf Lechner à Ingolstadt
Fischer Architekten, Munich 144
Tate Modern à Londres
Herzog & de Meuron, Bâle 150
Centre culturel et d’affaires à Turin
Renzo Piano Building Workshop, Gênes